Le récit de Becky Big Canoe et le parcours du Mno Aki Land Trust

Rédaction collaborative, Becky Big Canoe, co-fondatrice du Mno Aki Land Trust, et Charlotte Dumont, coordinatrice de la communication du RAD. 

Le 24 juin 2024, le Réseau pour une alimentation durable a eu le privilège d’organiser un webinaire présentant le parcours du Mno Aki Land Trust, animé par Afua Asantewaa, ancienne coordinatrice des communautés du RAD. Le récit de Becky Big Canoe nous a appris une leçon profonde sur la vie, la résilience et la reconnaissance mutuelle – des valeurs fondamentales dans les visions du monde autochtone. Becky nous a raconté son histoire tout comme les grands-mères des cultures autochtones transmettent des leçons de vie à leurs petits-enfants. Ces histoires sont sacrées et incarnent le riche patrimoine de la culture autochtone qui, comme le souligne Afua, est rarement, si ce n’est jamais, mentionné dans les écoles.

 

Becky vient de la communauté des Chippewas, une nation anishinaabe située sur l’île Georgina, sur la rive sud du Ouentironk, également connue sous le nom de lac Simcoe. Elle souligne l’importance des langues autochtones dès le début de son histoire, pour rappeler que la langue est porteuse de sa culture, de son identité et de son lien profond avec la terre. Dans l’intimité de ce webinaire, Becky nous fait savoir qu’elle porte différents noms en ojibwé. Appelée nigig kweh (femme loutre) en souvenir de son clan, mais aussi N’gaadjigokwe (l’eau calme entourée par la rivière) ou Manido naateshing (celle qui parle aux ancêtres). Elle a choisi de se présenter aujourd’hui en tant que grand-mère. Les grands-mères, dit-elle, sont omniprésentes dans le monde. Elles s’occupent de leurs petits-enfants, observent leur état de bien-être et rétablissent l’équilibre. Dans les communautés autochtones, les grands-mères représentent une source de sagesse qui enseigne aux plus jeunes les modes d’existence autochtones et la manière d’interagir avec le monde vivant.

 

L’histoire de Becky est l’histoire de tout son peuple. Elle décrit l’environnement dans lequel ses ancêtres ont grandi comme un lieu d’abondance et de profusion de nourriture et d’animaux. Avant l’arrivée des colonisateurs européens, les Anishinaabeg suivaient le cycle de la nature pour se nourrir, et leur régime alimentaire, explique-t-elle, n’a jamais été aussi bon : les forêts et les plaines étaient denses, les marais et les lacs étaient luxuriants et abritaient des multitudes d’animaux et de plantes vivants en harmonie avec les êtres humains. Pendant les saisons chaudes, son peuple récoltait des glands, des racines et chassait les canards, tandis que les oies étaient si nombreuses que « le ciel s’assombrissait pendant plusieurs jours ». Les Anishinaabe suivaient la migration des pistes de caribous vers l’ouest, emportant avec eux la nourriture qu’ils récoltaient et stockaient dans des caches. Ils conservaient leurs provisions en utilisant des méthodes de séchage, de salage et de fumage. Similairement, les enfants participaient très tôt aux récoltes pour apprendre à identifier les aliments, mais surtout pour comprendre leur lien avec la terre.

 

Becky se souvient que l’hiver était une période où l’on racontait des histoires. Réunis autour du feu, les anciens partageaient des mythes, comme l’histoire de la création du monde par la Femme du Ciel. Ces histoires personnelles et éducatives rappellent les origines de ses ancêtres, les valeurs morales et les croyances autochtones, et sont une source d’inspiration pour les jeunes générations. D’une communauté autochtone à l’autre, les histoires changent, mais le message spirituel reste le même. Becky décrit ces histoires comme étant vivantes et adaptées à leur époque. Elles enseignent à leur peuple comment être Anishinabeeg (= bonnes personnes), et servent d’avertissement sur ce qui pourrait leur arriver s’ils n’étaient pas en harmonie avec leur environnement. L’histoire du Wendigo, par exemple, est celle d’une créature rusée qui survit en mangeant d’autres humains. Cette histoire, racontée de diverses manières, incarne la cupidité et l’excès et illustre la solitude des personnes égocentriques. Elle avait pour but de prévenir le mauvais comportement des enfants.

 

L’arrivée des colons à la fin du XVIIIe siècle a radicalement modifié les méthodes de gestion des terres et des ressources des communautés autochtones. Les colons français et anglais ont vu la richesse de l’île de la Tortue et ont perçu cette richesse, d’un point de vue occidental, comme une opportunité de commerce et de propriété. Les puissances coloniales européennes ont utilisé la doctrine de la découverte pour revendiquer les terres autochtones et imposer leurs croyances culturelles et religieuses aux peuples autochtones. Becky a affirmé qu’il s’agissait d’un concept difficile à comprendre pour les Anishinaabeg et les autres nations autochtones, car leur relation avec la terre est fondée sur le concept d’interconnexion et d’un lien spirituel avec leur environnement. Dans la conception du monde autochtones, ce qui est pris à la Terre n’est qu’emprunté jusqu’à ce qu’il puisse être rendu. Leurs activités traditionnelles de récolte leur confèrent la responsabilité de prendre soin de la terre (gardiens de la Terre). Becky a souligné qu’en raison des barrières linguistiques et culturelles, les communautés autochtones ont été trompées par les colons, qui ont utilisé cette confusion à leur avantage et ont renforcé leur emprise sur les terres et les peuples autochtones.

 

Les premiers commerçants de fourrures appréciaient particulièrement les peaux de castor à deux couches utilisées pour fabriquer les chapeaux de feutre, très à la mode en Europe à cette époque. Les voyageurs utilisaient le savoir-faire autochtone en matière de chasse et de tannage des peaux en échange, principalement, d’ustensiles en cuivre et en métal introuvables sur l’île de la Tortue, qui facilitaient la cuisine autochtone. Selon Becky et certains anciens de sa communauté, ce commerce de marchandises a été la première étape de la rupture de l’accord entre les autochtones et le monde naturel.

 

C’est de ce partenariat économique qu’est né le commerce des fourrures. La Compagnie de la Baie d’Hudson, financée par la Couronne anglaise, avait des opinions fondamentalement opposées à celles des Premières Nations et a contraint les peuples autochtones à devenir économiquement dépendants des colonisateurs. Becky a évoqué une prophétie qui avait mis en garde les peuples autochtones contre les « deux visages » des colonisateurs européens. Mais là encore, la grand-mère a souligné qu’en raison des croyances culturelles, son peuple n’a pas considéré, dans un premier temps, la volonté des colonisateurs de commercer comme une menace. Les Européens ont utilisé la barrière linguistique à leur avantage. En effet, lorsque les chefs autochtones ont été appelés à signer un acte foncier à Toronto, ils ont signé une capitulation et toute leur communauté a été déplacée. Plus tard, la loi sur les Indiens a trahi la confiance des Anishinaabeg envers la Couronne. Les Anishinaabeg, comme toutes les autres nations autochtones, ont été contraints de vivre dans des réserves et, quelques années plus tard, d’envoyer leurs enfants dans des pensionnats. Cette privation de la culture et de l’éducation autochtones, ainsi que la violence utilisée par les colons pour priver les peuples autochtones de leurs droits, ont provoqué un traumatisme intergénérationnel.

 

Becky décrit les conséquences de la loi sur les Indiens comme une descente aux enfers. Elle insiste sur le fait qu’il s’agissait d’un prétexte pour placer les autochtones dans des réserves et les priver de leurs droits de pêche, de chasse et de récolte, les éloignant ainsi de leur mode de vie nomade et autosuffisant. Cette perturbation sociale, selon elle, a fracturé l’identité des peuples autochtones, déjà mise à mal par le colonisateur.

En plus de perdre leur culture, leur langue et leur identité, les populations autochtones ont perdu leur droit à la souveraineté alimentaire. Becky souligne que les Land Trusts ou fiducies foncières sont une lueur d’espoir, car les communautés y travaillent activement à la conservation permanente des terres. Le  Mno Aki Land Trust est un lieu qu’elle a construit avec d’autres grands-mères de toute l’île de la Tortue, pour s’engager avec les populations autochtones qui veulent apprendre et se reconnecter à la terre. Les grands-mères créent de nouveaux chants et de nouvelles danses pour faire revenir le riz sauvage qui était si prolifique dans la région de Georgina Island et faisait partie intégrante de leur mode de vie. Leur objectif est de se libérer, elles et leurs communautés, de la dépendance des supermarchés, de revenir aux pratiques traditionnelles et de rétablir un sentiment de fierté et d’appartenance. Dans leur lutte pour la souveraineté alimentaire, les grands-mères défendent leur droit à contrôler leur destin par le biais des systèmes alimentaires.

L’histoire de Becky est un témoignage de résilience. Lorsque Becky raconte ce qui était arrivé à ses ancêtres, elle reconnaît le passé pour aller de l’avant et construire un avenir où ses petits-enfants auront la possibilité d’exprimer leurs allégeances culturelles traditionnelles.

Dans son récit, elle propose à la société une voie de réparation et de réconciliation avec les peuples autochtones. Nous avons besoin d’une nouvelle façon de faire, conclut-elle, d’une nouvelle relation. Nous devons apprendre à vivre ensemble et à partager. Nous avons désormais un langage commun, dit-elle. Nous partageons les mêmes croyances, mais nous les exprimons différemment. La meilleure façon de préserver la terre est d’enseigner aux gens comment la gérer, et de nombreux peuples autochtones possèdent encore ce savoir.

Mno Aki Land Trust

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