Un oligopole fait grimper les prix des produits alimentaires. Que pouvons-nous faire ?

Publié à l’origine pour le National Observer du Canada le 30 mai 2024.
Opinion de Marissa Alexander et Wade Thorhaug, Co-Directeurs Exécutifs

Ryan Labatiuk, un habitant de Prince George, en Colombie-Britannique, bénéficie de prestations d’invalidité. Récemment, il est devenu de plus en plus difficile d’étirer les paiements pour couvrir ses besoins quotidiens. Comme il l’a expliqué à CKPG Today, il a vu certains repas congelés augmenter de 4 $ en un an et des portions plus petites pour la même somme d’argent (ou plus). Il se rend également plus souvent à la banque alimentaire. Labatiuk n’est pas le seul. Des données récentes montrent que des millions de personnes vivent des expériences similaires. En 2023, une personne sur cinq au Canada souffrait d’insécurité alimentaire, définie comme un manque d’accès à la nourriture ou une inquiétude concernant le manque d’accès à la nourriture. L’insécurité alimentaire grave, qui se traduit par des repas manqués et parfois des jours sans nourriture, a augmenté de 50 %.

Les temps sont durs. 

Enfin, pas pour tout le monde. The Globe and Mail rapporte que Per Bank, le nouveau PDG de Loblaw Companies Ltd, a gagné 22 millions de dollars en deux mois de travail en 2023, y compris une prime à la signature de 18 millions de dollars. Cela représente plus de 500 fois le revenu annuel médian au Canada.

Avec de telles inégalités, il est compréhensible que les gens se sentent frustrés. Le 1er mai 2024, un groupe Reddit intitulé «Loblaw is out of control» a appelé à un boycott d’un mois de l’entreprise et de ses nombreux magasins, dont Shoppers Drug Mart, No Frills, Provigo et Maxi. 

En réponse au boycott, Per Bank a fait sèchement remarquer à The Globe and Mail que « les gens peuvent choisir de faire leurs courses ailleurs demain, s’ils n’aiment pas l’offre que nous leur faisons ». Non seulement cette remarque semble déconnectée de la réalité, mais c’est aussi un exemple classique de détournement de la vraie question : la vie au Canada est de plus en plus inabordable. 

Pourquoi en est-il ainsi ?

 Galen Weston Jr, président de Loblaw, a rejeté la faute sur les fournisseurs , qui ont imposé à l’entreprise des hausses de prix « injustifiées ». D’autres, comme les conservateurs, accusent la taxe carbone d’être à l’origine de la hausse des prix. Dans un rapport, le Centre for Future Work a constaté qu’il existe une corrélation infiniment faible entre la tarification du carbone et l’inflation – seulement 0,15 %. 

Le changement climatique joue toutefois un rôle important. Par exemple, les chaînes d’approvisionnement multinationales « juste à temps » sont particulièrement vulnérables aux chocs tels que les conditions météorologiques extrêmes et autres perturbations, comme on l’a vu avec la pandémie de Covid 19. Les sécheresses, les inondations et autres catastrophes liées au changement climatique détruisent les récoltes dans le monde entier. Ensuite, comme la nourriture – un droit de l’homme – est considérée comme une marchandise, les perturbations de l’offre entraînent une spéculation de la part des investisseurs et les prix grimpent encore plus haut. Ces coûts sont répercutés sur les consommateurs, mais ils n’ont rien à voir avec la tarification du carbone. 

Blâmer la taxe carbone est un argument utile pour détourner l’attention des Canadiens du rôle des chaînes d’approvisionnement mondiales dominées par les entreprises dans le changement climatique et des causes réelles de l’inflation des prix des denrées alimentaires. 

Lorsque les prix montent en flèche, les entreprises en profitent. Selon Statistique Canada, les prix des denrées alimentaires étaient deux fois plus élevés que le taux d’inflation global, soit le niveau le plus élevé depuis près de 40 ans. Entre-temps, depuis 2020, les détaillants alimentaires canadiens ont presque triplé leurs marges bénéficiaires et doublé leurs profits, soit 6 milliards de dollars par an. 

Il n’est pas difficile de faire le calcul. 

C’est ce qu’on appelle la « greedflation », c’est-à-dire le fait pour les entreprises de profiter de l’inflation pour augmenter encore plus leurs prix. 

Les détaillants alimentaires ont également recours à des astuces sournoises telles que la « shrinkflation » (réduction de la quantité de produits vendus tout en conservant le même prix) et la « skimpflation » (remplacement d’ingrédients par des options moins chères) en espérant que le consommateur ne le remarquera pas. Mais souvent, elles le font au grand jour, en faisant payer des prix extravagants pour des produits de base.

Pendant ce temps, les trois principaux détaillants alimentaires du Canada (Loblaw, Sobey’s, Metro) contrôlent 57 % des ventes de produits alimentaires. À lui seul, Loblaw s’en approprie 27 %. Costco et Walmart se partagent le reste, avec respectivement 11 % et 7,5 %, selon les statistiques de 2022. 

Et comme 90 % des Canadiens vivent à moins de 10 km d’un magasin affilié à Loblaw, beaucoup n’ont tout simplement pas d’autre choix. Non, Per Bank, nous ne pouvons pas simplement « choisir de faire nos courses ailleurs demain ». 

Même le gouvernement fédéral reconnaît l’existence d’un oligopole dans le secteur de la distribution alimentaire au Canada. Personne ne devrait pouvoir tirer un profit exorbitant de produits de première nécessité comme la nourriture, et encore moins lorsque de nombreuses personnes n’ont pas d’autre endroit où faire leurs courses. 

Nous avons besoin d’une action concrète

Où est la direction ? Au lieu d’adopter un code de conduite volontaire et de courtiser davantage de multinationales dans le secteur canadien de l’alimentation, le gouvernement devrait envisager de renforcer les lois contre les cartels et les monopoles, et d’interdire la contraction et la réduction des prix. Il pourrait également fixer des prix maximums pour les produits alimentaires de base. Cette mesure n’est pas aussi extrême qu’elle en a l’air: elle est courante dans des pays comme l’Inde et a été recommandée par certains des économistes les plus respectés après la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement pourrait également imposer des « taxes sur les bénéfices exceptionnels » pour limiter la “greedflation”.

Il est essentiel de prendre des mesures sérieuses pour lutter contre l’insécurité alimentaire. Les revenus doivent correspondre au coût de la vie. Les personnes comme Ryan Labatiuk ont désespérément besoin d’un revenu adéquat, qui pourrait être assuré par des politiques telles que le renforcement des aides aux personnes handicapées et aux enfants, l’augmentation des salaires minimums ou un revenu minimum plancher. Il est évident qu’il s’agit là des moyens les plus efficaces et les moins coûteux d’éradiquer l’insécurité alimentaire. 

Pourquoi s’arrêter là ? Le problème de notre secteur de l’alimentation n’est pas seulement qu’il y a quelques pommes pourries – c’est que tout le panier est farineux et que la date de péremption est dépassée. 

De nombreux Canadiens souhaitent un système alimentaire différent. Dans une enquête réalisée en 2023, Statistique Canada a constaté que 86 % des consommateurs canadiens veulent des aliments produits localement, et une étude réalisée en 2020 par l’ Université McGill a révélé que 89 % des personnes interrogées pensent que des systèmes alimentaires locaux et régionaux « développés de manière substantielle » seraient plus fiables. Pour répondre à cet enthousiasme débordant pour la construction de systèmes alimentaires véritablement résilients, le gouvernement doit soutenir des approches (w)holistiques telles que les coopératives alimentaires, les marchés publics, les modes d’alimentation autochtones et les épiceries à but non lucratif gérées par l’État. 

 

Que fait-on ? 

Le gouvernement fédéral n’est pas resté inactif. L’année dernière, des députés ont interrogé des PDG de grands distributeurs comme Galen Weston Jr. lors d’une commission de la Chambre des communes chargée d’étudier les prix des denrées alimentaires. Les détaillants ont rédigé le code de conduite des épiceries, volontaire et inapplicable, mentionné plus haut, une réponse totalement inadéquate. Un code de conduite volontaire manque de mordant parce qu’il n’est pas contraignant, et si l’octroi de subventions aux supermarchés multinationaux peut faire baisser légèrement les prix, il renforcera également un système alimentaire corporatiste qui est déjà truqué au détriment des consommateurs et des agriculteurs. 

En attendant, les organisateurs du boycott de Loblaw demandent une réduction des prix de 15 %, leur gel en 2024 et un plafonnement des prix pour les produits de première nécessité. Bien qu’ils ne fassent peut-être pas une entaille significative aux profits de Loblaw, ils ternissent certainement son image publique, comme en témoigne un récent sondage qui a révélé que 70 % des répondants étaient au courant du boycott et que 60 % d’entre eux le soutenaient. Les organisateurs du boycott ont également créé un site Web, altgrocery.ca, qui fournit des informations sur les petites épiceries où l’on peut faire ses courses en remplacement des trois grands. 

Le boycott a attiré l’attention du pays sur la crise de l’accessibilité financière et sur le rôle des profits des entreprises. Cependant, la responsabilité du changement n’incombe pas au consommateur, mais plutôt aux membres du gouvernement qui, en fin de compte, disposent des outils nécessaires pour freiner la cupidité des entreprises. 

Réduire les profits des entreprises, limiter les oligopoles, élaborer des approches (w)holistiques de l’approvisionnement alimentaire et soutenir les revenus pour qu’ils correspondent au coût de la vie : tels sont les véritables changements dont nous avons besoin. 

Le 30 mai à 13 heures (heure de l’Est), Sécurité alimentaire Canada organise un webinaire intitulé « Greedflation : Le rôle des grandes entreprises dans l’inflation des prix des aliments et ce que l’on peut faire pour y remédier ». Vous pouvez vous inscrire ici

Marissa Alexander et Wade Thorhaug sont les directeurs co-exécutifs du Réseau pour une alimentation durable. Marissa a passé la majeure partie de sa carrière à explorer les intersections entre la sécurité alimentaire, l’équité et la justice sociale. Wade Thorhaug a une grande expérience de la défense de l’abordabilité dans les communautés du nord du Canada, des systèmes alimentaires autochtones locaux et de la refonte du programme Nutrition Nord Canada.